Un merveilleux idiot

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Fin 2009, alors que le vernissage de l’exposition Pleurer et Bonheur au ‘Vienna International Apartment’ a Bruxelles battait son plein, Mehdi-Georges Lahlou, vêtu d’un justaucorps noir, un bonnet écru, sur la tête s’est faufilé au milieu des invités. Il s’est arrêté, a enfoncé une balle de tennis dans sa bouche et est resté droit, immobile, le regard fixe, absent aux bavardages et aux déplacements qui l’entouraient. Car, si le public a d’abord fait cercle autour de lui, au bout d’une dizaine de minutes, il a repris ses conversations et ses déambulations. Cepen- dant, l’espace de jeu que l’artiste avait créé en arrivant s’est maintenu jusqu’a ce que, de longues minutes plus tard, il lâche la balle et reparte comme il était venu. Cette performance burlesque – et c’est ici du burlesque le plus pur qu’il s’agit: un corps étranger a son décor – apparaît comme un archétype du travail de l’artiste. Elle combine endurance, maîtrise de l’espace, économie de moyens et de formes. Elle invente un rituel et met en place les conditions de l’apparition du “merveilleux”: la création d’une parenthèse dans l’espace temps. Il en résulte un regard intelligent, décalé et humoristique qui met en jeu les rapports entre image et réalité et par la, questionne les clichés qui encombrent notre rapport au monde, plus particulièrement a ceux qui sont liés a la culture musulmane ou aux questions de genre. De quoi perturber les tartuffes de tout poil.

Le premier élément avec et sur lequel Mehdi-Georges Lahlou travaille est son corps. Il y ajoute une forme – ce peut être une boule ou une balle, un cube, une paire d’escarpins rouge – et l’espace devient autre, objet et artiste deviennent formes. Qu’il s’agisse de performance, de vidéo ou de photographie, le corps devient élément plastique. Il le maîtrise, il en repousse les limites – il a ainsi relié des lieux dédiés a l’art en marchant (30 km entre la galerie Transit de Mechelen et le Lokaal 01 d’Antwerpen) ou en courant (8 km entre la Tour Eiffel et le centre d’art le 104 a Paris) sur ses talons aiguilles fétiches. Dernièrement, il est resté trois jours d’affilée pendant sept heures dans la position du dévot, les bras tendus vers le ciel, le regard extatique. Des actes gratuits qui contiennent le meilleur du dandysme: l’élégance, le détachement, l’ascèse, la discipline et l’exigence. Et derrière la forme, un questionnement métaphysique de l’être et du paraître, de la modernité. C’est Baudelaire qui écrivait que le dandysme est le «dernier éclat d’héroïsme dans les décadences» — 1.

— Métamorphoses Lors de C’est charmant VII, une performance réalisée au musée de Breda en 2010, Mehdi-Georges Lahlou entre en scène – ici la cour du musée – vêtu d’une longue jupe noire. Comme d’autres charment les serpents, l’artiste ensorcelle le spectateur en jouant de la flûte. Dans le même temps, il définit son aire de jeu et les conditions de la “représentation”. Pendant toute sa durée, par le mouvement qu’il imprime a la jupe, il deviendra toréador face a un taureau imaginaire, derviche tourneur et, chaussé de ses escarpins rouges, danseuse de flamenco. Une série de jeux d’entre- deux qui placent l’ambiguïté au premier plan, entre masculin et féminin, entre Occident et Orient. Il s’aide de quelques accessoires, chacun d’eux est muni d’un pouvoir évocateur, mais il est ouvert et appartient a une forme précise.

Les escarpins que l’artiste chausse régulièrement lors de ses performances et qui donnent leur nom a plusieurs de ses pièces, contiennent toute l’ambiguïté du genre. Rouges vif, ils renvoient a une féminité “diabolique”, a la putain plus qu’a la maman. Aux pieds de Lahlou, ils deviennent (aussi) instrument phallique:

le talon transperce la boule disco ou s’enfonce dans la pastèque dans un geste violent qui se mue en burlesque car l’artiste continue sa danse.

La sphère, boule ou balle, roule d’œuvre en œuvre et se matérialise aussi bien en fruit qu’en boule disco. Une rondeur qui incite a la perforation – peut-être le retour d’un jeu d’enfant ou la volonté d’attaquer une forme parfaite – en même temps que le volume est lié aux conditions d’entrée dans le “merveilleux”. On la retrouve dans les performances mais aussi dans les photos et les vidéos: balle de tennis, pastèques ou boules disco dans Vive la fête qui transforment une as- semblée pieuse en salle de bal. Son corollaire, le cube, se loge plus volontiers dans les installations et les photos. Noir le plus souvent, il réfère alors tout autant a la Kaaba – et n’en est qu’une image évocatrice – qu’a la “black box” – dont il joue parfois littéralement le rôle. Il a la faculté d’apparaître a différentes échelles, ainsi que le montre Home Sweet Home.

Mais le cube est aussi la chambre ou la cabane: il contient l’action (Dar_Koom-Restaurant), il est le cadre de l’œuvre.

— On veut du merveilleux Comme il l’a manifesté (au propre comme au figuré) lors de Art Brussels en 2009, Mehdi-Georges Lahlou veut du “merveilleux”. Il ne le veut pas a la manière d’un enfant capricieux, il s’attelle a en produire les signes – des lettres d’or ou des néons le proclament et le réclament, les installations aux décors arabes sont comme des antichambres des “Contes des 1001 nuits”, des feuilles d’or flottent autour des deux mains de cire de Fontaine – autant que les conditions – la mise en suspens du cours des choses. Il s’incarne aussi dans le jeu des métamor- phoses et singulièrement dans les photographies où son image se démultiplie et rejoint la magie des expériences de pré cinéma (The Assembly, Tango ou Mou- vement exotique décomposé). Le merveilleux chez Lahlou fait partie de l’humour qui baigne tout son travail.

Le merveilleux a-t-il encore cours aujourd’hui? Le vouloir et en donner ne relève-t-il pas de l’idiotie? Et Mehdi-Georges Lahlou n’appartient-il pas a la fra- trie du Prince Mychkine, l’Idiot de Dostoïevski? Il est sans doute plus léger et plus profond (c’est son dandysme), il donne a voir des formes qui pensent (c’est son art). Mais comme tout idiot philosophique, il «veut faire de l’absurde la plus haute puissance de la pensée, c’est- a-dire créer», il «veut qu’on lui redonne le perdu, l’incompréhensible, l’absurde»2 ainsi que le décrivent Gilles Deleuze et Félix Guattari. Une forme de résistance particulièrement efficace dans le monde actuel.

Colette Dubois

Note de bas de page

— 1. Charles Baudelaire, «Le peintre de la vie moderne» dans Écrits esthétiques, pp. 390-391. 2. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie, Paris, Éditions de Minuit, 1991, pp. 60-61

À propos de l’artiste
Mehdi-Georges Lahlou est l'enfant terrible d’un art qui n’existe pas. Ou pas encore, puisqu’il est en train de l’inventer. Comment peut- on être un artiste de l’interstice, aujourd’hui, quand on navigue entre nord et sud, entre différentes cultures, entre plusieurs mé- dias, entre de multiples notions entremêlées ? « Ne voyons pas le problème par le petit bout de la lorgnette », semble-t-il (omettre de) nous dire...

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