Comme un baiser, comme une odeur de crème, de couscous et d’ostie

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Malaparte voyait dans la perte de la guerre un privilège, et il n’eut de cesse de le rappeler dans son roman La Peau. La Première Guerre mondiale semblait loin (mais l’étaitelle ? Elle inaugurait en effet les premières définitions modernes de la terreur). La Deuxième bougeait encore, l’animal n’avait pas renoncé aux sordides règlements de compte, et les sorties qu’on tentait ne se faisaient pas sans heurt. Grande est la tentation de trouver à notre tour et aujourd’hui une qualité à nos échecs les plus fréquentés, les plus quotidiens, tant nous sommes secoués par les aveuglements qui conduisent inlassablement au meurtre, à l’intolérable, à la bêtise frontale. Mais cette qualité semble sans effet, la lumière se refroidit comme par imprégnation lente.

Seuls l’art, le chant, certains récits, des découvertes, offrent des perspectives qui nous déportent de l’obscur. J’appartiens à un monde que rien ne semble réchauffer, et soudain, on me donne une nouvelle idée de la grâce. Il ne s’agit pas d’un courant d’air d’optimisme qui viendrait calmer momentanément la douleur. Non. Il s’agit d’un jeu dans un généreux tissage de mouvements, d’une appropriation insolente des tabous et des autorisations, il s’agit de corps, de luttes, de fatigue, de jouissance, il s’agit d’histoires qui cognent contre l’Histoire, de langues qui donnent accès à des vitesses inconcevables, d’envols, d’élans, de pas de côté.

Mehdi-Georges Lahlou se tient ainsi, entre deux parades, en équilibre entre plusieurs cultures, plusieurs langues, ruinant allègrement les fondamentalismes de tous les bords, les idées reçues où se répartissent les groupes, le féminin et le masculin, les nourritures indigestes où se rassasie le genre humain, il plaide pour une réappropriation des désirs, et il en bouscule les figures, il trouble. Il n’a de cesse de danser, et les propositions multiples qu’il convoque dessinent une scénographie corporelle et mentale tout à fait nouvelle, attentive à ce qui distingue l’humanité plutôt qu’à ce qui l’avilit ; la quête est morale, esthétique, la fable se prolonge sans épuiser ses combinaisons et ses renaissances. L’histoire, ancienne, semble tout à coup capable de se retourner, ou se déplacer, elle épouse les formes les plus inattendues, elle emprunte des chemins quelquefois sinueux, parfois d’une désarmante simplicité, elle associe le coup de poing à l’inégalable élégance de l’enfance. Mehdi-Georges Lahlou s’abandonne pour mieux nous alerter, nous alléger.

Des désordres

[vision 1] Les sourires fatigués se sont encore tendus à l’annonce des dernières exécutions publiques. Les nouvelles nous arrivaient de loin, elles sont désormais proches, si proches, il n’y a plus d’étanchéité, l’air paré d’antennes est vicié. Une question : qu’allons-nous faire des très anciens textes ? Les masques sont tombés et les sourires ont fait place à des sarcasmes, l’eau de la fontaine a gelé, les bergers ont perdu leur sifflet, le grenadier a vu ses feuilles tomber. La foule des promeneurs du dimanche s’est raréfiée, les prêtres ont perdu leur couronne, la prochaine fois on ne rattrapera pas les retards pris. D’ailleurs y aura-t-il une prochaine fois ? Le camélia qui fut hier d’un rouge vif se fane, vous n’avez pas idée des détresses de la couleur qui envahissent nos états d’âme.

Ce texte a été écrit avant que Mehdi- Georges Lahlou ne m’évoque son exposition et ne me décrive certaines pièces qu’il désirait réaliser à cette occasion. Il décrit entre autres figures celle d’un grenadier et ses feuilles arrachées. Arbre ou soldat, le grenadier exhibe une luxuriance et un danger. On pourrait le voir comme une post-image. Frémissante puis fissurée. Les minarets oscillent encore.

La foudre, interminable, échappe à l’entendement du promeneur et du fidèle. Combien de chapelets brisés quand les pluies assassines s’abattirent sur des populations qui n’avaient rien demandé ?Combien de prières brusquement interrompues ? Combien de tapis dissous dans le cauchemar ? Deux talons aiguilles griffent cette désolation, rouges et gorgés de jus. Tout à coup, Mehdi-Georges Lahlou a délibérément écarté d’un revers de ses pieds agités les morosités qui voient s’incliner l’homme, la femme congelés dans l’hypothèse traditionnelle. Comment s’en sortir ? semble marteler l’artiste qui se glisse avec souplesse dans les failles qu’il écarte sans donner l’impression d’agir, révélant avec d’autant plus de force la tricherie qu’il use de stratagèmes difficiles à décrypter, qu’il échappe aux diktats de la révolte.

Le baiser de l’infidèle

En regardant les photographies, les vidéos, en parcourant des expositions, avec le souvenir de certaines performances, je constate que se propage chaque fois la question du désir, de l’appel, mais toujours une distance est observée. Chacun son rôle en effet, moi spectateur, lui figure qui prend un malin plaisir à multiplier les contours et les rôles, objet et sujet, leurre et ponctuation lucide. J’aurais du mal à associer ces faits et gestes à un théâtre, trop prédateur avec les corps. J’attacherai un intérêt accru pour une transpiration, une maladresse, une perte de connaissance, une humeur, la bavure qui ne viendra jamais.

Mehdi-Georges Lahlou n’improvise jamais. Pas plus qu’il n’enferme ses propositions. Avec l’air de plaisanter, il s’est toujours présenté comme un interprète de l’ambiguïté. Un interprète inégalé, qui n’attend aucune reconnaissance de ses contemporains, généreux, tendu, rétif aux mots d’ordre d’où qu’ils viennent et circulent. Il offre le baiser de l’infidèle, tellement drôle qu’on peut croire qu’il signerait aisément sa rédemption, diffusant l’image d’une débilité telle qu’il semble que Dieu ait fui lui-même, si les hommes dans leur sollicitude affairée ne s’étaient chargés de lui rappeler les devoirs de son inégalable existence. Mais justement son existence est entièrement vouée au croc-en-jambe, au détour, au refus de l’autorité. Il marche sous le grenadier à la recherche d’un quiproquo, endossant la figure du pitre pour continuer à converser avec les oiseaux.

Le divin et les poussières

[vision 2] Une cloche (céleste) tinta trois fois dans le ciel avant de trouver asile à l’ombre de l’arbre. Cet été-là, il fit si chaud que la terre en pâlit, les prêcheurs virent leur talent décliner, sur les feuilles l’encre s’évaporait avant que le point final ne vienne clore le chapitre. On entrait en guerre, émoussé par une justice délirante. Qu’indique le doigt de Dieu si ce n’est la violence du vent qui saisit le pèlerin égaré ? Mehdi-Georges Lahlou nous convie à des rituels qu’il organise selon ses fantaisies, pillant allègrement dans les vocabulaires qu’il a appris à maîtriser, en terre d’Afrique et en Europe, mixant les accessoires et les symboles, saupoudrant à l’aide des clichés parfois les plus éculés les sauces actives qui inondent ses gestes et ses œuvres.

L’autoportrait (son omniprésence est le repère où s’agitent tour à tour les potentialités d’un corps neuf mais aussi les signes de la condition humaine) qui parcourt une autre pièce conçue pour l’exposition nous rappelle les dons de celui qui camoufle. Malgré la nudité, les jeux de dévoilement ou au contraire de dissimulation, l’artiste avance masqué, les chemins qu’il prend sont tordus, ils ne seront jamais teintés d’excuse. Imaginez l’enfant, le fou, demander « Pardon ? » Mehdi-Georges Lahlou dansera jusqu’à la fin du jour. Il a convoqué les épices, les poussières magiques.

L’ornement sans relâche

Endosser l’habit pour oser le doubler, c’était trop beau, il perd instantanément son sens séculier, il entre dans l’ère de la fable. L’habit se dépouille des caractères menaçants qui l’entouraient, il se soulève, se transforme, il frôle une grammaire intime, celle de « ce beau corps de vingt ans qui devrait aller nu » et dont Rimbaud fut l’annonciateur. Il est ornement, il scintille du plaisir d’être porté, ôté, il devient vivant, paradoxal, saillant, gazeux, volant. Il change de vie, se moque de la longévité, il est parure sur le corps gémissant, il est troublant. Lorsque Mehdi-Georges Lahlou choisit la tenue la plus neutre, il chausse une paire de talons aiguilles rouges, bottes de sept lieues avec lesquelles il marchera jusqu’au bord de l’évanouissement, c’est son chemin de Damas, mais quelle allure il a ! Le miracle a donc bien eu lieu mais à distance. Le bruit d’un tendon qui chahute soulignera la vulnérabilité du corps. Mais ce dernier aura accompli des records, en pure perte, et pour vivre. L’ornement convoque un décentrement. Il réfute les termes de la renonciation. Plaqué comme une pièce à conviction, il exalte une forme de vie la plus forte.

La clé de l’abandon est dans l’effritement

Faire du débris la conséquence d’un geste mais aussi sa parure contrariée. La fenêtre en forme d’étoile ou de fontaine s’inspire des vitraux de nos églises catholiques. Dans l’espace muséal cette fenêtre au départ devait porter les stigmates d’une élévation incontrôlée de la chaleur conduisant à l’éclatement, aux « cents morceaux » qui nous auraient fait douter de l’éternité. La poussière du verre aurait doté la sculpture d’une empreinte muséale. J’imagine la longue rangée des visiteurs confrontés à cet hymne coloré éclaté en plein chant. La décision de Mehdi-Georges Lahlou l’entraîne vers une affirmation, celle de l’affrontement. La pièce intègre d’autre part des photographies de combattants marocains pendant la guerre (une guerre qui ne fut pas la leur) et articule soudain une nouvelle vision. Un rayonnement durable agite silencieusement ces formes et ces images qui se dissimulent derrière un moucharabieh. Ce qui ne peut être oublié compose une sorte d’équinoxe.

[vision 3] L’étonnement est grand. Nous attendions une défaillance, et l’on nous déplace loin des lieux d’origine auxquels nous croyions appartenir. Plus de socle donc, plus de frontières ? Et plus de sacrilège ? On se demande à quoi ressemblera le soleil lorsqu’il aura fini de délicatement dessiner des courbes. Des fruits lancés alors dans la nuit seront attrapés comme des astres fantasques, et dégoulinants. Poisseux, sucrés, déchiquetés. L’homme, la tête renversée, entamera son dernier vol. Celui qui choisit un chemin escarpé et qui doit s’y tenir commettra non pas des fautes mais des absences, son front s’enflammera à l’approche des jardiniers de la ville à qui il aura volé quelques branches sèches et sonores, il inventera l’abandon comme une forme de goût sûr, lui assurant le statut de témoin à risques. Qui brûle sans résister ?

La génisse, peut-on la représenter et la toucher ?

« D’un jaune très prononcé, d’une couleur telle qu’elle réjouisse l’oeil de quiconque la verra ». Le chant qui se déploie de cette deuxième sourate envahit les vignes fertiles à cette heure du soir. Les mots courent sur des chairs qui si elles se dérobent au désir effacent leurs traits, foudroyant d’un seul revers leurs correspondances. Mehdi-Georges Lahlou n’a pas choisi : il ne commente pas. Il esquive. Son activité est d’autant plus dangereuse qu’il ne laisse guère d’alternative à un éventuel ennemi. Son monde est friable bien avant d’être idéologique.

Les chimères qui naissent rappellent les cailloux qu’un Poucet laisse derrière lui, mais saura-t-on revenir sur ses pas lorsque l’aventure a délibérément pris une couleur poétique qui exclut toute forme autoritaire ? Mehdi-Georges Lahlou s’inspire des faits religieux pour créer des associations, des heurts, des liaisons inconfortables, des effusions, des mondes où les mythologies trempent dans les usages, où une fontaine de semoule devient humaine, où la mort promise par certains s’estompe dans les plis d’un muscle mis à rude épreuve.

Quand il tourne, l’artiste devient la figure d’un ballet avivé par la confusion des genres. Ni Adam ni Ève, Mehdi-Georges Lahlou entre par la porte étroite et réinvente une figure sans faute. Comment l’imaginez-vous sur le banc des accusés ? Les vierges envahies par les moucharabiehs sont des veilleuses, elles sont le berceau d’une opération irrégulière.

« Telle qu’elle réjouisse l’oeil », le monde de Mehdi-Georges Lahlou est en effet peuplé de réjouissances d’abord esthétiques, il frôle parfois l’allégorie pour s’abîmer dans les courants du souvenir personnel. Réjouissances mentales, telles apparaissent les matières, les variations colorées, les gestes. Réjouissances chorégraphiques où s’exprime avec beaucoup d’esprit un corps pudique autant que malicieux.

Il sera donné à quelques-uns de ne craindre ni les divinités ni les cohortes de fidèles, j’aime le dieu bancal qui dans les ressources du rire me fait choisir d’emblée la couleur à sa massive forme. Mehdi-Georges Lahlou a scié les contraintes du jeu pour laisser filer dans le temps les graines d’un couscous destiné à célébrer. À l’ombre de la lune, libre plus tôt, il reste attentif aux frémissements que lui offre sa mémoire intacte, attentif aux visions qu’il convoque, instruit oui par la grâce, avec le clin d’oeil du dernier berger qui, dans la montagne, ne s’égare jamais.

Pierre Giquel (poète), le 13 avril 2015

À propos de l’artiste
Mehdi-Georges Lahlou est l'enfant terrible d’un art qui n’existe pas. Ou pas encore, puisqu’il est en train de l’inventer. Comment peut- on être un artiste de l’interstice, aujourd’hui, quand on navigue entre nord et sud, entre différentes cultures, entre plusieurs mé- dias, entre de multiples notions entremêlées ? « Ne voyons pas le problème par le petit bout de la lorgnette », semble-t-il (omettre de) nous dire...

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