MGL jusqu’à l’épuisement

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Un corps à contretemps

Il existerait de faux mouvements. Celui de la logique par exemple, qui n’ouvrirait aucune perspective, mais occasionnerait le retour du même plutôt que le rythme : retour par vagues, variations, variétés. L’art de Mehdi-Georges Lahlou perce le champs visuel de mises en mouvements à la fois intempestives et sérielles de son corps. L’artiste opère ainsi des déplacements incessants entre corps et objets, danses et postures, irruptions et décalages, tout en reprises et répétitions. Il se confronte aux marqueurs esthétiques et corporels de la tradition religieuse (musulmane et chrétienne). La tradition dans sa dégradation, un peu trop certaine d’elle-même à force de s’auto-reproduire. Reprendre et déplacer les facteurs esthétiques qui font boursouffler la tradition, c’est tenter une première fois dans le processus de la répétition, c’est en exagérer le « charme » de la révélation et ses effets spirituels, à contretemps, avant que le fanatisme contraigne la tradition à une volonté de réalisme ou d’objectivité.

Un corps en série

Depuis 2007, Mehdi-Georges Lahlou démultiplie l’image de son corps en une série que je nommerai ici MGL. Elle se matérialise principalement dans des travestissements successifs performés et/ou mis en image, ainsi que dans une délégation à l’objet comme médiation de ce que ne peut produire le corps même. Cette délégation prend la forme de bustes blancs moulés à partir de son propre corps et produits en série. Ainsi, Mehdi-Georges Lahlou est toujours une variation de la série MGL. Son corps, ce sont tous les signes et toutes les matières qui le traversent dans ce processus sériel et objectal. Le corps-MGL est donc à la fois une matière et une forme instable, non réduite à une permanence de l’évidence. Pulvérisé dans l’extravagance de ses apparitions qu’un seul contexte ne peut jamais contenir dans sa totalité, le corps-MGL est non réductible à une identité. C’est à travers cette économie de l’inflation matérielle et formelle de son corps, scindé entre une culture arabo-musulmane et une culture européo-chrétienne, qu’il est possible de tenter ici une lecture du point de vue du paradigme identitaire que l’œuvre de l’artiste questionne sur un mode burlesque.

Le travestissement spirite

Mehdi-Georges Lahlou travaille donc son corps comme support à un processus de travestissements et de démultiplication. Selon moi, le travestissement agit ici comme un médium spirite, tel qu’il se manifeste dans sa performance de 2010, C’est Charmant VII. Lorsque l’artiste frappe des objets au sol avec des chaussures à talons, il convoque moins le spectacle du transformiste moderne que le retour du refoulé, celui d’une figure païenne et démoniaque qui délègue à l’objet sa puissance de médiation avec les esprits frappeurs.

Le travestissement, chez Mehdi-Georges Lahlou, ne se résume pas à une réversibilité de l’identité et du genre sexué, il en est seulement une des fonctions possibles. L’artiste ne fait pas des modalités sexuelles et raciales qui intensifient son corps le prétexte à un champ de bataille, mais plutôt à un champ de forces proprement versatiles : passagères, changeantes, capricieuses, instables, infidèles, fantaisistes, superficielles, irrésolues. En tant que geste d’appropriation, tel que l’artiste l’assume lorsqu’il porte des talons rouges, un voile, un hijab, un niqab ou une robe andalouse, il ne s’agit pas pour lui de procéder par le travestissement au réalisme d’un corps femme ou féminin, si tant est que ce réalisme existe1. Mehdi-Georges Lahlou préserve d’ailleurs son corps dans un codage de la virilité : poilu et barbu. Le travestissement opère ici au figuré. Il est le moyen de révéler le moment même du passage d’un état à un autre, et non le résultat de ce passage.

Décalés de leurs usages communs où ils font sens en tant que symboles, le vêtement, l’accessoire, l’objet altèrent le corps de l’artiste mais ne le transforment pas ; ils en dessinent d’autres contours. Ils font de celui-ci une surface de montage, de collages et de codages qui se donnent dans leurs apparentes constructions et oppositions. Dans un tel agencement, les attributs censés distinguer les corps en terme de genres sexués sont ici rendus visibles sur un seul et même corps. Ce dernier est alors suspendu à un effet paradoxal : on ne peut finalement attribuer aucun genre spécifique à ce corps qui les contient tous. Cette antithèse du corps genré peut être envisagée à partir d’une référence aux rites dionysiaques. Le genre y est entrepris dans un processus de renversement radical — et non de transformation — afin de libérer les différences à travers une expérience extatique des antagonismes : une mise en scène outrancière des oppositions de genre qui fait violence et égare l’esprit.

Le burlesque ou le corps hors-limite

Mehdi-Georges Lahlou est ainsi le producteur de sa « gueule d’arabe », gueule à effet de projections fantasmatiques : « l’idiot, l’éclat de voix, les gestes amplifiés », comme il les définit lui-même. Ce qui provoque ici, c’est l’hypervisibilité du décalage dans l’économie de cette projection. Les effets de saillie de cette fantasmatique, il les performe, les montre, les expose à outrance dans leur oppositions : ce n’est pas un barbu voilé, ou une voilée barbue, mais un/une voile-barbe/barbe-voile. Ces effets extravagants, l’artiste les puise dans le spectacle burlesque comme genre populaire, voir pop, où le travestissement opère sur la forme d’une dissonance avec le fond. Le burlesque tient en ceci qu’il décale les registres et régimes de représentation normés qui supposent un équilibre entre le sujet et le style, le contenu et la forme.

Dans sa performance de 2009,Saut de haies en chaussures rouges à talon sur carrelage mosaïque, l’artiste réussi ces sauts malgré l’inadéquation entre sa tenue et la nature sportive de son action, malgré le dérapage prévisible des talons sur la mosaïque non fixée au sol, mais non actualisé. Au contraire, les talons brisent et fragmentent la mosaïque. Le talon, attribut de séduction féminin, devient arme de destruction. Chaque saut réussi n’enferme pas le corps dans le résultat de l’action qui canaliserait un état définitif du corps, mais tout au contraire, il le reconduit dans une énergie tendue entre l’instabilité et l’assurance dans la durée.

Ce décalage est censé produire une distance critique, du moins lorsqu’il ne s’enferme pas dans son pur effet spectaculaire ; c’est-à-dire une conscience de ce qui se produit dans son ambivalence et non une croyance aveugle en une évidence pleine et entière. Dans le travail de Mehdi-Georges Lahlou, le burlesque procède par un surcodage des signes qui provoque le licencieux, c’est-à-dire le grotesque, l’imitation outrancière. Il déplace l’incarnation d’un modèle symbolique contextuel et stable vers une surface de projection et de fantasme, tel celui du corps de l’artiste. Ce déplacement s’actualise dans une oscillation performative du corps, entre subjectivité et objectivité, hors des limites d’une individualité enfermée dans un cadre esthétique et idéologique dogmatique. Ici, la formule qui voudrait que la forme et le signe soient les indices d’une identité serait toujours vécu comme un surplus, une inflation, une « stupidité », un arrêt du geste et de sa puissance d’agir, ainsi que de son pouvoir d’évocation.

Répétition, endurance, équilibre… : les facteurs temps

Partant, dans cette économie décalée du corps et de l’objet, de la surface et du fond, la répétition, la durée, l’endurance, la tension, l’équilibre sont des vecteurs d’énergies temporelles transformatrices de l’évidence. Ils sont comme le signale d’une activité entropique qui métamorphose la certitude matérielle du corps en un champ de forces énergétiques, comme une révélation du corps renouvelé dans sa vitalité. Cet aspect temporel n’est pas sans suggérer son importance dans les cultes et rituels religieux, de la répétition dans la prière à l’endurance dans l’extase du martyr par exemple. Le facteur temps est appelé ici pour sa fonction révélatrice et magique, plus que religieuse.

Lorsque l’artiste marche durant trente kilomètre, en huit heures et trente minutes, chaussé de talons rouges (Walking 30 km with red high heel shoes, between 2 art spaces), il contredit la fonction structurante du talon, celle qui fait galber le corps. L’endurance de la marche contraint cette fonction aux mouvements du corps dans la durée, en même temps que le talon modélise la marche : la nature du résultat reste improbable dans sa détermination. Elle devient pure dépense non absorbée dans un contexte symbolique précis.

La série des assemblages Équilibre à…, ou les équilibres performés dans la série des vidéos Stupidités contrôlées, donnent à voir le buste moulé ou vivant de l’artiste dans des postures acrobatiques. Des objets traditionnels empruntés à la culture arabo-musulmane sont posés sur sa tête. Dans les assemblages, la préhension est dilatée dans une tension entre le buste moulé comme support et l’objet comme accessoire, à moins que ce ne soit l’inverse. L’équilibre agencé de la sorte n’est pas la recherche d’une harmonie formelle du corps avec l’objet. Il fonctionne plutôt comme un sophisme visuel qui agit en deux temps et aboutit à une forme loufoque. L’aspect hiératique semble fixer un moment la posture, tandis que la figure acrobatique agit dans un second temps, comme un effet baroque et profane qui contredit alors la rigidité et la permanence de l’ensemble. Dans la vidéos de 2009, Stupidités contrôlées II, face à la caméra, le buste nu, un exemplaire du Coran en équilibre sur la tête, l’artiste mange une banane durant plus de huit minutes. Ici, c’est le décalage entre l’attribut religieux et le geste ordinaire dilaté dans le temps qui provoque une situation dénuée de sens. Cette attitude absurde, sotte, enfantine, déstabilise le symbole intemporel. Elle le fait entrer dans une esthétique et une temporalité hors contexte ; dans un univers profane et labile, où tout sorte de jeux sont possibles.

Dans deux sculptures récentes, Head (2012) et Hourglasses. Head (2014) l’artiste se sert de la semoule de blé de manière contradictoire. Aliment devenu signe culturel, elle est entreprise dans sa matérialité même : une unité issue du concassage du blé et répétée en grains. Dans Head, la semoule sert de matière à la prise de forme de la tête de l’artiste. La forme moulée obtenue est ensuite renversée sur un socle. « Lahlou-tête-de-semoule », pourrait-on dire, comme une formule idiote qui pourrait rendre compte d’une littéralité symbiotique entre la matière et la forme. Or, la tête de semoule est en fait une illusion, comme un tour de magie. La semoule se présentant comme matière agglomérante est en fait fixée à l’aide d’un élément extérieur (ici une résine époxy qui joue le rôle de durcisseur). La fragilité chancelante projète la forme dans une réalité précaire où la tête peut à tout moment revenir à un mode indifférencié de la matière ne faisant plus signe ou forme. Dans Hourglasses. Head, la semoule est préservée dans cet état atomique. Le grain devient unité de temps dans une formule du sablier figuré à l’effigie de l’artiste. Deux têtes en verre, soudées par le coup, inscrivent son corps dans deux dimensions transparentes du temps qui s’interpénètrent : le flux continu et la réversibilité. La semoule devient une substance nutritive continue alimentant le corps dans sa réversibilité. Ce corps duel réversible, contenant d’une matière nourricière et servant aussi de mesure temporelle, fait alors cohabiter un rythme asynchrone du devenir : à la fois une échéance vitale de l’individu et aussi une circularité temporelle de la vie ; un éternel retour qui donne lieu à une méditation sur cette dualité versatile, mouvante, centrifuge.

Le merveilleux : atomisation de la série MGL

Ce monde de la série MGL est nommé Lahloutopia. Il est fait de contradictions et de paradoxes donc, comme une définition même du merveilleux. Chez Mehdi-Georges Lahlou, les images ne sont pas le réel, à la manière des surréalistes. Ce que fabrique la série MGL est un univers du corps marqué de son contact avec le monde. Il est envisagé dans une visibilité excessive des antagonismes esthétiques qui le modélise, c’est-à-dire un état où tout cohabite dans un effet atomique, remarquable, excentrique, contrasté, humoristique, mais inexplicable.

Les facteur identitaire y est dilué dans cette tension entre l’apparence et la constitution du corps, entre ses effets réifiants et sa dissémination, et où le genre sexué et racial n’est pas une donnée stable et cohérente. MGL est proprement atomique, opposée à l’organique, comme l’est l’humour et le merveilleux qui pulvérisent les valeurs, mais non résultante : la série n’est pas le produit d’une esthétique de cette atomisation, mais une formulation temporelle, extatique et excentrique du corps entre libération et réification, subjectivation et objectivation. Entre corps-spirite, corps-objet et corps-chair. Un autre état du corps que Mehdi-Georges Lahlou semble vouloir explorer par-delà sa propre existence — celle qui a servi jusqu’ici de matière première à la série des états de corps MGL.

Tel un rituel de passage et d’autoaffirmation, dans un monde qui assigne le flux des existences à des identités et à des contextes, cette série aura largement emprunté aux formes de la question identitaire dans l’art contemporain européo-étasunien depuis les années 1960 ; comme une manière de provoquer cette histoire de l’art à partir de sa double culture. Épuisant jusqu’à la lie le dilemme d’une figure dionysiaque, bouffonne, perturbatrice, déplaisante, donc propice à l’instrumentalisation ou à la récupération2, Mehdi-Georges Lahlou, tel qu’il l’exprime actuellement, semble maintenant trouver un point de dépassement possible à la présence de son corps dans l’œuvre. La série MGL fonctionnerait alors comme l’épuisement d’une figure devenue un leitmotiv de l’art contemporain : celui de l’artiste mondialisé, partagé entre plusieurs cultures, entre plusieurs corps, dans un processus de débordement, et où l’assignation identitaire devient une proposition paradoxale et grotesque d’un monde de la fragmentation démesurée.

Stéphane Léger

Stéphane Léger Biographie

Stéphane Léger est critique d’art et chercheur indépendant. Ses travaux s’inscrivent à la croisée des études sur le genre, de l’histoire et de la critique des arts, et de l’esthétique. Il s’intéresse aux stratégies de sortie du paradigme identitaire dans les représentations contemporaines. Il poursuit actuellement un travail de recherche indépendant autour d’une articulation théorique et historique entre le genre, l’identité et le territoire, comme éléments conceptuels et critiques. Dans ce cadre, il interroge particulièrement l’identification du genre « masculin » dans les arts visuels occidentaux à partir des années 1960, et la réception critique du courant de l’art minimal étasunien par les discours théoriques, historiques et critiques féministes.

À propos de l’artiste
Mehdi-Georges Lahlou est l'enfant terrible d’un art qui n’existe pas. Ou pas encore, puisqu’il est en train de l’inventer. Comment peut- on être un artiste de l’interstice, aujourd’hui, quand on navigue entre nord et sud, entre différentes cultures, entre plusieurs mé- dias, entre de multiples notions entremêlées ? « Ne voyons pas le problème par le petit bout de la lorgnette », semble-t-il (omettre de) nous dire...

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