Des dispositifs d’une pensée hybride

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Une démarche

Quand on observe l’ensemble de l’oeuvre réalisé à ce jour par Mehdi-Georges Lahlou, trois constantes principales, parmi d’autres, se dessinent : l’une concerne son rapport au corps, l’autre son rapport à l’espace. On peut même affirmer qu’assez souvent, les deux sont entremêlées. Sa relation au corps n’est évidemment pas étrangère à sa formation initiale de danseur, celle à l’espace à son travail de « sculpteur », terme sans doute le plus adéquat pour parler de sa démarche artistique, même si la photographie – et là on touche au troisième point : la question de la mémoire – n’en est jamais absente non plus.

Corps, espace, mémoire, donc, forment une sorte de trilogie dont au moins deux des composantes se retrouvent dans chacune des performances, des sculptures ou des images produites par l’artiste. Toutes concourent, chacune à leur manière, à une évocation détournée de références culturelles, de convictions religieuses ou d’attributs sociaux. Il s’agit pour lui de toutes les revisiter à l’aulne des pratiques critiques et des différents processus caractéristiques de l’art contemporain, dans une de ses fonctions qui consiste à remettre perpétuellement en question certains tabous et autres convictions de nos sociétés, qu’ils soient d’ordre moral, religieux, philosophique, politique, social, culturel ou esthétique.

On pourrait presque affirmer que l’ambiguïté des résultats auxquels aboutit Mehdi-Georges Lahlou est inversement proportionnelle aux moyens qu’il se donne, moyens somme toute relativement traditionnels pour un artiste du XXIe siècle, à la croisée des cultures, des genres, des styles et des techniques. De tout temps en effet, les artistes ont pratiqué aussi bien l’autoportrait que la sculpture, le vitrail a traversé les siècles, et dès ses origines en 1839, la photographie n’a cessé d’être utilisée par les artistes, qu’ils soient peintres ou non.

Alors, d’où vient cette faculté que possède Mehdi-Georges Lahlou à produire des oeuvres ambiguës avec des éléments qui, eux, ne le sont pas vraiment ? On ne peut parler de surréalisme dans sa démarche, mais plutôt d’une capacité à dissocier les référents de toutes sortes et de toutes origines pour en faire des amalgames des formes de la pensée. On verrait donc plus l’artiste en un alchimiste agissant sur les images, les matières et les supports pour établir de nouvelles perceptions de ceux-ci, c’est-à-dire pour transformer leur identité en produisant des objets ou des figures inclassables, car multiréférentiels.

De ce point de vue, les bustes aux visages parfois dupliqués, les structures cubiques en forme de Kaaba, renvoient à différents aspects de l’histoire de l’art (autoportrait, art minimal) dont ils détournent les codes de représentation. Il s’agit également de conjuguer des pièces, soit en les multipliant (72 Vierges – 2012), soit en les associant. L’artiste crée ainsi de nouvelles oeuvres à partir d’autres plus anciennes, les plaçant en un équilibre aussi improbable qu’évocateur (Équilibre à la Kaaba – 2013), ou encore en jouant des effets d’inclusion, comme dans Home sweet home (2009-2010), structure minimaliste en forme de Kaaba, dont une des faces est transformée en écran vidéo. L’ensemble pourrait être résumé par le titre d’une autre oeuvre qualifiée d’installation, et paradoxalement dénommée Construction cubique, ou de la pensée confuse (2011).

C’est en se faisant catapulter entre elles ces différentes formes et figures, sans que cela soit pourtant évident au premier abord, que l’artiste parvient à élaborer un univers particulier. Il lui est propre, mais tout un chacun dispose de la faculté de se l’approprier, dans la mesure où ses composantes ne nous sont pas étrangères, au contraire, elles pourraient presque nous paraître familières. Il ne reste plus au spectateur qu’à recomposer le puzzle en tentant de débroussailler la pensée tentaculaire de l’artiste.

Des oeuvres

L’installation vidéo SPICY « turmeric, cinnamon, ginger, henna » occupe visuellement une place importante dans le dispositif de son exposition. La parenté de l’oeuvre est celle qui est la plus proche de la manifestation thématique en cours dans le lieu qui l’accueille : la commémoration du centenaire de la première attaque au gaz par les Allemands, au cours de la Première Guerre mondiale. Les alliés étant totalement démunis face à cette nouvelle « arme » absolument inconnue, ses effets dévastateurs furent énormes.

À première vue, les quatre écrans nous montrent la déferlante d’autant de nuages colorés, progressant depuis l’arrière-plan, pour finir par recouvrir totalement le visage de l’artiste. On se rend vite compte qu’il s’agit de pigments pleuvant sur lui, mais sans pouvoir immédiatement identifier lesquels. Il s’agit de quatre épices – du curcuma, de la cannelle, du gingembre et du henné en poudre – comme l’artiste a coutume de les utiliser dans ses oeuvres. Toujours chez lui, les épices ou d’autres ingrédients sont détournés de leur fonction première, alimentaire. Ils sont utilisés soit pour leur couleur, soit pour leur texture, comme dans ces oeuvres où figurent des sabliers ; le sable traditionnel y étant remplacé par de la semoule de couscous. L’illusion est parfaite et, le sachant, le regard porté sur le travail se modifie. Ce qui aurait pu apparaître comme anecdotique se trouve considéré autrement, la dimension culturelle prenant définitivement le pas sur ce qui aurait pu apparaître comme un gadget.

Cette utilisation détournée à plusieurs degrés des matériaux est une des caractéristiques de la démarche et du travail de Mehdi-Georges Lahlou. Alors qu’au quotidien, nombreux sont ceux qui pratiquent l’humour au deuxième degré, ou même plus élevé, on pourrait dire la même chose de l’artiste, si ce n’est que lui le pratique sur le plan de l’ambiguïté. Il a l’art de se positionner là où ne l’attend pas, repérant des failles dans lesquelles il s’immisce, en jouant de l’ambiguïté des matières et des supports, tous détournés ou décentrés. Autrement dit, il dévie les sens communs et attendus de compréhension et d’interprétation, à commencer par ceux de la norme communément admise, admissible même. Passe encore si l’on en reste sur le plan intellectuel, mais quand il s’agit d’aborder les domaines culturel ou religieux (particulièrement imbriqués dans la civilisation islamiste et la religion musulmane), le risque de mauvaise compréhension, le soupçon de provocation ne sont jamais loin. Les fausses interprétations basées sur une lecture au premier degré (mais peut-on concevoir qu’il puisse y en avoir une autre ?) sont légion et peuvent dès lors largement altérer la compréhension de son oeuvre. Des exemples tout récents montrent qu’il n’est pas le seul dans son cas, et que les phénomènes pervers de l’autocensure font désormais partie de la donne.

Une deuxième oeuvre, intitulée Of the confused memory, un vitrail, poursuit sur cette lancée d’ambiguïté. Sa forme en double carré superposé reprend un élément de décoration géométrique arabe, alors que le vitrail est avant tout associé à la tradition et à la religion chrétienne. Il fait partie intégrante de l’architecture religieuse telle qu’elle s’est développée avec l’essor des cathédrales au Moyen Âge, technique artisanale (au sens historique) qui n’a cessé de perdurer, avec des hauts et des bas certes, et qui revient même dans l’actualité la plus contemporaine au même titre que la mosaïque ou le verre. Le vitrail traditionnel servait à l’origine à « éduquer » visuellement les populations catholiques, par des illustrations, des évocations de scènes bibliques, des récits des apôtres, sans oublier les figures des donateurs, représentants entre autres des différents pouvoirs civils ou religieux. Nous sommes donc ici à l’opposé des conceptions de la religion musulmane, qui préfère suggérer – plutôt que bannir –, toute forme de représentation, et se caractérise par un recours à l’abstraction beaucoup plus marqué.

Dans son travail de sape des lieux commun et autres convictions établies, Mehdi-Georges Lahlou a remplacé ces figures religieuses par des figures militaires, mais, à nouveau, pas n’importe lesquelles. Il s’agit ici d’images des divisions armées marocaines et de zouaves algériens, puisque ces populations colonisées par la France au XIXe siècle, ont été amenées et obligées à combattre « pour la mère patrie » sur le front des tranchées en 1914. Il fallait évidemment un artiste d’origine francomarocaine comme Mehdi-Georges Lahlou pour rechercher, sélectionner et utiliser ce type de documents et de représentations. C’est une nouvelle fois pour lui une façon de dénoncer avec subtilité une certaine forme de colonisation et surtout ses conséquences pour les populations concernées, par ailleurs totalement étrangères à ce conflit.

Le visiteur est accueilli par un Grenadier, soit un buste de l’artiste, car, comme très souvent, c’est lui qui se met en scène lorsqu’il s’agit de figurer un personnage, quel que soit son genre, avec un grand écart pouvant aller de la figure d’un musulman barbu au buste de la reine Nefertiti. Le buste dont il est question ici est surmonté d’une multitude d’un même fruit, en l’occurrence une accumulation de grenades. Encore une fois, c’est l’identité du fruit qui donne corps et sens à l’oeuvre, à la sculpture. Il s’agit d’un fruit bien particulier, un des rares qui ait donné son nom à une arme. Mehdi-Georges Lahlou joue à nouveau avec l’ambiguïté de cette dénomination et, dans ce cas, avec une certaine parenté formelle entre le fruit et l’arme. On en relève une autre, celle que l’on peut associer avec les projections vidéos évoquées plus haut qui, elles aussi, finissent par dissimuler la figure de l’artiste – devrait-on dire comme d’un modèle universel ? – sous une pluie d’épices tout aussi colorées que la grenade. Quelques unes apparaissent ouvertes, explosées : simple feu de paille ou plus dangereusement dégoupillées avant l’irrémédiable?

Le buste en impose non seulement par cette coiffe énorme qui l’écrase, mais aussi par la dimension du support, ce socle en béton qui, dans ce lieu, semble aussi faire office d’une stèle que l’on pourrait presque considérer comme commémorative.

La question du support dans le travail de Mehdi-Georges Lahlou n’est pas anodine, et tous ses socles sont choisis avec un soin particulier, qu’il s’agisse de leur hauteur, de leur volume ou de leur texture. Son rapport à la sculpture possède lui aussi sa dose d’ambiguïté, allant du classicisme basique à sa mise à l’épreuve culturelle. À la différence d’un tableau ou d’une vidéo, la sculpture, si elle a un envers et un endroit, ne requiert ni n’oblige à un point de vue unique. Le regard, tout comme physiquement le visiteur, tourne autour d’elle, se positionne par rapport à elle, tient compte de l’environnement ambiant, saisit la perception de celui-ci que l’oeuvre influence d’une façon ou d’une autre, quel que soit son positionnement dans l’espace. À l’inverse d’un accrochage mural, l’installation d’une sculpture induit donc un rapport particulier à l’espace qui révèle une façon de l’aborder, d’en tenir compte ou alors d’essayer de l’évacuer (ce qui n’est pas le cas ici). Ici, le challenge consiste à faire fonctionner ensemble des pièces qui, a priori, n’ont rien à voir l’une avec l’autre ; on peut donc parler d’une installation. Le contexte et l’environnement qui les accueillent jouent un rôle important, puisqu’ils conditionnent, en tout ou en partie, la conception et la réalisation de ces nouvelles oeuvres.

À partir d’oeuvres et de travaux extrêmement différents dans leur forme, leur technique ou leur style, des traits communs, pour ne pas dire un fil rouge, se dessinent. C’est là tout l’art de Mehdi-Georges Lahlou : surprendre son public à partir d’éléments du quotidien dont la juxtaposition, la confrontation avec des référents culturels inattendus, amène à la réflexion, à une autre prise de considération, à une mise en cause de nos principes et de nos certitudes établies.

Bernard Marcelis

Bernard Marcelis Biographie

Historien de formation, critique d’art et commissaire d’exposition, Bernard Marcelis collabore régulièrement à Art press et au Quotidien de l’Art et est l’auteur de plusieurs monographies (André Cadere, Bernar Venet, Johan Muyle, Dominique Gauthier, etc.)

À propos de l’artiste
Mehdi-Georges Lahlou est l'enfant terrible d’un art qui n’existe pas. Ou pas encore, puisqu’il est en train de l’inventer. Comment peut- on être un artiste de l’interstice, aujourd’hui, quand on navigue entre nord et sud, entre différentes cultures, entre plusieurs mé- dias, entre de multiples notions entremêlées ? « Ne voyons pas le problème par le petit bout de la lorgnette », semble-t-il (omettre de) nous dire...

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