Conflit contre le conflit

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Une conversation avec Mehdi-Georges Lahlou
Quelque part entre le Maghreb, en Afrique du Nord, et l’Europe Occidentale, il y a un endroit où différentes cultures se mélangent, où des migrants de diverses origines se côtoient. Il est impossible de saisir la totalité, ou même une partie, des relations nouées là où tant d’histoires, de cultures et d’expériences hétéroclites se retrouvent. L’artiste franco-marocain Mehdi-Georges Lahlou, fils d’un bijoutier musulman et d’une mère danseuse de flamenco catholique, cherche à créer et révéler au grand jour ces liens. Ensemble, nous avons discuté de l’influence de ces différentes cultures sur son oeuvre et la façon dont sa pratique explore la subjectivité et la différence.

Je voudrais commencer cet entretien en retournant un peu en arrière et vous demander ce qui vous a d’abord inciter à faire de l’art. Vous avez grandi en France et, à l’adolescence, vous avez vécu avec votre père à Casablanca. Est-ce que votre expérience de ces différentes cultures, au début des années 1990, a influencé votre développement artistique ?
Jusqu’à l’âge de 8 ans, j’ai vécu aux Sables d’Olonnes, en Vendée. C’est là que je me suis d’abord intéressé au monde de l’art. J’étais particulièrement intéressé par le travail du peintre et poète Gaston Chaissac. Il faisait de l’art brut, des peintures très colorées et assez naïves. Quand je pense Art, son travail est ce qui me vient en premier à l’esprit. Avant de me tourner vers les arts visuels, j’étais danseur. J’ai travaillé pour différentes compagnies et chorégraphes jusqu’à l’âge de 16 ans. Mais je me suis vite rendu compte que la danse ne me permettait pas de m’exprimer comme je le souhaitais, je devais trouver un autre moyen d’expression.

Comment ce changement a-t-il eu lieu ?
À l’époque, je m’intéressais de plus en plus au travail de la chorégraphe et danseuse Maria La Ribot, au féminisme et au mouvement Fluxus. À partir de là, les choses ont commencé à bouger rapidement. Je n’avais pas beaucoup d’argent, mais en 2002 je me suis inscrit à l’École d’art de Nantes et j’ai commencé à créer mes performances. Les connexions avec la religion et l’esthétique arabe n’ont pas commencé à ce moment là. À l’époque, je m’intéressais plutôt à la déconstruction de la masculinité et à la condition de la femme. J’ai réalisé plusieurs travaux autour du viol, en utilisant principalement le son. J’ai également créé de nombreuses performances où j’intégrais la lecture de textes poétiques, notamment Pierre de Ronsard. Certains de ses textes sont misogynes, et je voulais les utiliser d’une manière différente, leur donner un autre sens. Je portais souvent une robe de mariée dans ces performances. La mariée est une référence importante dans le champs de l’art : Duchamp l’a par exemple utilisée dans son oeuvre de 1912, Le Passage de la vierge à la mariée.

Après avoir obtenu mon diplôme à Nantes en 2007, j’ai emménagé à Bruxelles. La question du genre m’intéressait toujours, mais j’avais besoin de prendre une nouvelle direction, de créer plus de matière. Peu après mon arrivée, on m’a demandé de créer une performance, et j’ai décidé que j’allais utiliser un objet spécifique pour explorer la nature et la signification profonde du travestissement. Je voulais étudier la manière dont il construit le genre mais aussi comment il pointe une crise de catégorisation ou un conflit insolvable. Bref, comment il sème le trouble dans la société. C’est comme cela que j’ai commencé à travailler avec des talons aiguilles rouges : lors d’une performance j’ai couru pendant une heure et demie dans les rues de Gand. Suite à cela, en 2009, j’ai créé une version plus longue de cette performance : toujours en talons aiguilles rouges, j’ai parcouru en huit heures et demie les 30 kilomètres qui séparent la galerie Transit de Malines et le centre d’arts contemporains Lokaal 01 à Anvers. Par la suite, j’ai souvent utilisé des objets. Les escarpins rouges marquait le contraste entre ce que je portait et la façon dont le public pouvait m’assimiler à un certain groupe ethnique. En effet, mon physique peut évoquer le Maghreb et une appartenance religieuse, tandis que les talons aiguilles évoquent le féminin, le fétichisme voir même le flamenco. L’opposition ne pouvait être plus claire. Mais dans ce travail, j’explorais aussi l’enfance – ce que cela signifie d’essayer de marcher dans les chaussures de sa mère, par exemple.

Le travail que vous décrivez fait référence à la construction et la déconstruction du genre, à la différentiation, un thème qui est lié à la construction et à la déconstruction des identités culturelles. Vous avez personnellement voyagé d’une culture à une autre. Y a-t-il eu des expériences marquantes dans votre enfance, ou plus tard, qui ont influencé votre travail ?
J’ai rencontré mon père pour la première fois à l’âge de huit ans. Un an plus tard, je partais vivre avec lui à Casablanca, où j’ai vécu pendant 6 ans. Jusque-là, je vivais en France, sans aucune influence arabe autour de moi ; la transition vers le Maroc a été un vrai choc à cause de l’extrême différence culturelle. Cet instant a été crucial pour moi : j’ai découvert quelque chose de très différent, mais qui en même temps faisait partie de moi. Dès l’enfance, j’ai dû comparer, et parfois j’essayais de croiser mes expériences, mais ce n’état pas toujours possible… Par exemple, ce qui était permis ou non était parfois différent d’un pays à l’autre.

Ces expériences interculturelles semblent avoir profondément marqué votre travail. Est-ce que cette enfance partagée entre deux cultures a influencé le développement de votre personnalité artistique ?
Oui, bien sûr. Devenir un artiste ne se fait pas du jour au lendemain, ça se fait petit à petit en absorbant des influences à la fois esthétiques et culturelles. Au début de ma carrière, je pouvais trouver difficile d’aborder certains sujets avec lesquels je me sens à l’aise maintenant.

Votre travail artistique parle-t-il aussi de votre cheminement personnel entre cultures et identités ? Avez-vous le sentiment que votre carrière d’artiste vous a aidé à devenir vous-même ?
Je pense que cela m’a aidé à comprendre certaines choses. Je me suis aussi senti assez perdu parfois…

Si j’ai bien compris, quand vous portiez des talons aiguilles rouges, habillé en femme, ça a pu causer des conflits par rapport à la culture arabe et aussi à votre famille ?
Oui, mais le conflit n’était pas seulement lié à la culture arabe, cela faisait aussi écho à des valeurs sociales divergentes entre ces différents univers. La culture arabe, par exemple, donne beaucoup d’importance au respect de la famille. On est très loin de l’individualisme exacerbé que l’on retrouve en Occident. Aller à l’encontre des valeurs du groupe ou de la famille a des conséquences très différentes entre les deux cultures.

Est-ce que cette exploration fait partie de la manière dont vous percevez votre rôle en tant qu’artiste ?
Oui. Nous essayons de comprendre la société à travers la figure du père ou à travers nos parents en général, mais en réalité, les individus doivent trouver leur propre place dans la société. Dans certains cas, il est pourtant difficile d’être la personne que vous souhaitez être. De nos jours, même au Maroc, bien que ce soit encore très tabou, il est plus facile de parler de sexualité, d’homosexualité, etc.. Mais pour moi, parler de ces choses était très compliqué, même en France.

Donc, pour vous, explorer la subjectivité et la différence dans la société, ou dans un contexte culturel plus précis, est au centre de votre création artistique ?
Oui, pour moi l’art c’est aussi créer de la fausse nostalgie. La notion de contexte est ici importante : intellectuel, géographique ou sexuel, j’aime mélanger tous ces éléments. Mon travail est volontairement imprécis et donc parfois « faux », mais il est aussi viscéral, direct, à la manière d’un enfant…

Plus j’y pense, plus j’ai le sentiment que votre travail est comme une performance : vous utilisez un cadre subjectif pour dépasser votre environnement et vous ancrer dans le monde. On devrait peut-être diviser cet entretien en deux parties. Concentrons-nous d’abord sur ce qui évoque le changement dans votre oeuvre, on pourra voir ensuite comment ces thèmes sont liés à la société.

Pouvez-vous décrire les événements qui, dans votre vie, ont contribué au développement de votre art comment ils sont liés à celui de votre identité ?
La superposition du masculin et du féminin ou des cultures Arabe et Occidentale sont des thèmes clés dans mon travail. Et ma création artistique a bien sûr fait partie de mon développement personnel. Ma famille et la société aussi. Au Maroc j’ai dû m’adapter à une société où le langage corporel, qui s’inscrit dans un contexte culturel, social et religieux, est différent qu’en France. Je voulais comprendre comment un tel décalage était possible et comment cela affectait mon propre comportement. Qu’est-ce que cela signifiait de se comporter différemment ? Est-ce que je fais les choses comme il faut ou pas ? Les notions d’interdit et les raisons de l’interdit sont des notions importantes pour moi.

Est-ce que ce refus de se conformer à ces demandes contradictoires a influencé votre travail ?
Les valeurs mises en avant étaient différentes : il y avait beaucoup de choses permises en Europe, mais interdites au Maroc, et vice versa. Je naviguais entre deux constructions sociales très différentes qui impliquaient des attentes culturelles très différentes.

Est-ce que c’était une situation difficile, quelque chose que vous n’aviez pas envie d’accepter ?
Cela ne me mettait pas en colère, mais cela me rendait anxieux : c’était difficile de comprendre pourquoi tout ne s’accordait pas. On peut avoir des différences au sein de la famille, mais c’est autre chose quand cela se passe dans la société dans laquelle vous évoluez. Par exemple, les règles établies par mon père avaient moins trait à lui qu’à la société, à ce que les gens allaient penser de nous.

Une pression extérieure reposait donc sur la famille ?
Oui, mais ce n’est pas spécifique à la culture arabe, il y a une dynamique similaire dans le monde Occidental.

Comment ces questions de conflits culturels résonnent-elles avec votre résidence artistique à Ypres, au In Flanders Fields, un musée dédié à la Première Guerre mondiale, et avec les questions contemporaines sur les conflits, les guerres et la paix ?
Mon travail traite des conflits dans les domaines de l’image, de la sexualité et de la politique. Concernant la Première Guerre mondiale, les Marocains et les Algériens, entres autres, étaient obligés de participer aux combats car à l’époque le Maroc était sous protectorat français et l’Algérie était une colonie. La Première et Deuxième Guerre mondiale ne sont pourtant pas au programme dans les écoles au Maroc, et c’est dommage.

Très bien, mais je voudrais comprendre comment le thème du conflit dans votre travail résonne avec votre exposition au musée In Flanders Fields. Peut-être que les guerres d’aujourd’hui entrent plus en écho avec les conflits que vous abordez dans votre travail, plus particulièrement le conflit entre les cultures et religions Occidentales et non-Occidentales ?
Oui, mais les conflits existent partout, même au sein des pays Occidentaux. La France est un bon exemple. C’est important pour moi de présenter mon travail dans différents lieux : en Europe, au Maroc, etc.

Mais êtes-vous d’accord de dire que le concept du conflit dans votre art est lié à ce d’aucuns nomment le « choc des civilisations » : cette théorie selon laquelle les identités culturelles et religieuses sont les premières sources de conflits dans le monde d’après guerre froide ? Est-ce que votre oeuvre nous aide à comprendre les conflits religieux et culturels ?
Je pense que mon travail essaye avant tout de poser des questions. J’aime explorer les croyances des gens à travers la manière dont ils me regardent, questionner ce qui est interdit, et pourquoi. Tout le monde regarde une oeuvre d’art depuis une perspective particulière, issue de son passé et de ses connaissances. J’aime jouer avec les préconceptions, troubler la réalité. Mais les contextes changent. Je viens d’exposer mon travail au Maroc. Il y a six ans, cela n’aurait pas été possible. Je ne pouvais pas retourner là-bas parce que j’avais reçu des menaces. Mon travail n’était pas accepté : l’image du Coran projetée sur mon corps nu était particulièrement problématique. Après cet incident, j’ai pensé ne plus jamais pouvoir retravailler au Maroc. Mais maintenant les choses sont différentes. L’art c’est ça aussi : dépasser les limites et faire en sorte que les gens se posent de nouvelles questions.

Quelle est votre opinion sur le monde de l’art en tant que contexte pour votre travail ? Avez-vous le sentiment que cela limite votre potentiel en tant qu’artiste ?
C’est avant tout une question de contexte. Ma sculpture 72 Vierges (2012) a par exemple posé ce genre de problèmes. Cette pièce, entres autres, a créé de nombreux débats, aujourd’hui encore.

Vous avez donc l’impression que le monde de l’art est compliqué et n’est pas nécessairement ouvert aux idées ?
Pas vraiment, mais certains commissaires, ce que je peux comprendre, ont peur d’être attaqués, ou de montrer des oeuvres fortement problématiques au risque d’être obligé de fermer l’exposition. Je ne peux pas changer ce que je fais, mais j’ai parfois le sentiment que je devrais faire quelque chose de plus facilement exposable… (rires)

Quel serait votre projet idéal ?
Je voudrais simplement que mon travail soit plus aisément diffusé. Idéalement, les conflits politiques ne devraient pas empêcher l’expression artistique…

Oui. Votre travail a dû faire face à de nombreuses oppositions.
Peut-être aussi que d’une certaine manière, je crée des conflits pour arrêter les conflits…

C’est une bonne conclusion !
Barbara Vanderlinden, (critique) 2015
(Traduction : Axel Satgé)

Barbara Vanderlinden biography

Barbara Vanderlinden est curatrice d’art, critique et historienne d’art. Elle a été professeur d’Exhibition Studies à l’Université d’Art d’Helsinki, Académie des Beaux-Arts et directrice du Laboratoire d’Exposition d’Helsinki. Barbara Vanderlinden est la co-auteure de The Manifest Decade, Debates on Contemporary Arts Exhbitions and Biennals in Post-Wall Europe, la première publication d’envergure sur les pratiques curatoriales actuelles. Dans les années 1990, elle travaille sur le projet expérimental Roomade et son exposition corolaire Laboratorium. Elle a été directrice artistique pour la Biennale de Bruxelles et a été curatrice pour de nombreuses expositions et biennales, dont la Biennale de Taipei, Manifesta, la Biennale Européenne d’Art Contemporain, et l’exposition collective Generation Z au P.S.1 de New-York.

À propos de l’artiste
Mehdi-Georges Lahlou est l'enfant terrible d’un art qui n’existe pas. Ou pas encore, puisqu’il est en train de l’inventer. Comment peut- on être un artiste de l’interstice, aujourd’hui, quand on navigue entre nord et sud, entre différentes cultures, entre plusieurs mé- dias, entre de multiples notions entremêlées ? « Ne voyons pas le problème par le petit bout de la lorgnette », semble-t-il (omettre de) nous dire...

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